Yves Faguy | ABC National
Cette semaine, le Corporate Human Rights Benchmark (CHRB) a publié son rapport de 2018 qui conclut que la plupart des 100 compagnies évaluées ne respectent pas leurs obligations en vertu des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme de l’ONU. Avant la publication du rapport, le National de l’ABC s’était entretenu avec la professeure Penelope Simons de l’Université d’Ottawa quant à la manière de gérer l’enjeu de la complicité corporative face aux abus aux droits de la personne. Me Simons est récipiendaire du prix Walter S. Tarnopolsky de 2018 et reconnue pour sa contribution au domaine des droits de la personne tant au pays qu’à l’étranger.
ABC National: Pouvez-vous d’abord nous donner une idée du point où nous en sommes quant à la responsabilité corporative à l’égard des violations des droits de la personne?
Penelope Simons : Ça fait plusieurs décennies que cette question est débattue à l’échelle internationale. Mais au début des années 2000, la Sous-Commission des Nations unies pour la promotion et la protection des droits de l’homme a adopté le Projet de normes sur la responsabilité en matière de droits de l’homme des sociétés transnationales et autres entreprises, qui a été soumis à ce qu’on appelle aujourd’hui le Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Or, l’OHCHR l’a rejeté. Les normes étaient rédigées en langage coercitif et étaient essentiellement le prélude à un traité qui imposerait des obligations aux joueurs du monde des affaires. Tant les États que les entreprises étaient contre le développement de telles obligations. Puis, John Ruggie, un professeur de Harvard, a été nommé Représentant spécial du Secrétaire général chargé de la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises. Il a développé un cadre stratégique et les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme afin d’adopter ce cadre stratégique. Le Conseil des droits de l’homme l’a unanimement endossé en 2011. C’était un immense pas en avant, parce que nous avions ce document largement accepté sur les droits de la personne et les entreprises. Mais les Principes comportent aussi certaines lacunes.
N : Lesquelles?
PS : Ils n’ont pas suffisamment modifié le statu quo, en ce sens qu’ils énoncent les obligations des États en matière de droits de la personne, qui consistent à protéger les individus et les groupes contre les violations par les entreprises. En même temps, les « obligations » énoncées dans les Principes directeurs reposent sur une responsabilité sociale et non juridique. Afin de démontrer qu’elles remplissent cette obligation de respecter les droits de la personne, les entreprises doivent mener une vérification quant au respect des droits de la personne, entre autres. Mais à moins que cela ne soit mandaté par un État ou par le droit international, ils peuvent choisir de le faire ou non. En d’autres termes, leur obligation sociale en est une d’autorégulation. En outre, les principes directeurs énonçaient une vision très conservatrice de l’obligation des États de réglementer les activités transnationales de leurs ressortissants au-delà de leur territoire.
N: Donc est-ce que les États d’où proviennent les entreprises – et pas uniquement les États hôtes – devraient les adopter en tant qu’obligations légales?
PS: Oui, les États devraient adopter des mesures pour réglementer leurs entreprises nationales afin de s’assurer qu’elles ne violent pas les droits de la personne lorsqu’elles exercent leurs activités dans d’autres pays.
N: Comment se porte le Canada dans tout cela et comment se compare-t-il aux autres pays?
PS: Je ne pense pas qu’il y ait un pays qui en fasse suffisamment. La France a probablement la loi la plus progressiste, où les entreprises d’une certaine taille ont l’obligation de préparer un plan de surveillance et de le mettre en œuvre au sein de leur organisation et de leur chaîne d’approvisionnement. Pour le Canada, nous avons 20 ans de travail d’organismes de l’ONU pour faire pressions sur les décideurs politiques pour qu’ils réglementent leur industrie extractive et donnent un accès à la justice devant les tribunaux canadiens et ainsi que d’autres instances non judiciaires. Cette année, le gouvernement libéral a annoncé la création du poste d’ombudsman canadien indépendant pour la responsabilité des entreprises. C’est un important pas en avant. Les personnes qui affirment être victimes de violations des droits de la personne commises par des sociétés canadiennes du secteur des industries extractives et du vêtement à l’étranger pourront porter plainte auprès de cet ombudsman. Il est censé avoir le pouvoir de forcer la production de témoins et de preuve documentaire. Cependant, le bureau n’a pas été mis en place et nous ne savons donc toujours pas s’il aura ou non ces pouvoirs. Sans ces pouvoirs, ce ne sera pas un mécanisme de plainte crédible et efficace. Un autre élément est que le Canada continue à utiliser la même politique de 2014 en matière de responsabilité sociale des entreprises dans le secteur de l’extraction, héritée du gouvernement précédent. La politique est libellée de manière vague et est basée sur l’autorégulation. Il encourage les entreprises à « aligner leurs pratiques, le cas échéant » sur un éventail d’initiatives intergouvernementales et multipartites. Et cela ne répond pas aux exigences des Principes directeurs. Nous devons y remédier.
N: Comment?
PS: Le gouvernement soutient les entreprises à l’étranger de nombreuses façons: par le régime de pensions du Canada, par Exportation et développement Canada, par l’entremise de règles de droit qui facilitent la création de structures complexes et permettent aux sociétés de minimiser leur responsabilité même lorsqu’elle résulte de violations graves des droits de la personne. Nous soutenons également nos entreprises par l’entremise de missions commerciales et de négociations d’accords internationaux d’investissement avec des pays, y compris ceux dans lesquels les industries extractives canadiennes exercent leurs activités. Ces accords créent des protections fortes pour les investisseurs et leur permettent d’éviter les tribunaux nationaux et de soumettre les pays hôtes à l’arbitrage international. Si nous soutenons les entreprises de toutes ces manières sans se soucier de leur comportement, alors en tant que pays, nous sommes complices de ces violations des droits de la personne.
N: Les gouvernements devraient donc augmenter la pression sur ces entreprises?
PS: Oui et il y a plusieurs façons de le faire. Par exemple, comme condition de son soutien, EDC devrait demander aux entreprises de s’engager dans une vérification interne en matière de respect des droits de la personne et devrait elle-même entreprendre une évaluation de l’impact des projets sur ces droits. S’il est clair qu’un projet ne peut être entrepris sans les violer, devrions-nous soutenir cette entreprise?
N: Qu’est-ce qui doit donc changer pour que les gouvernements – au Canada ou ailleurs – conviennent de la nécessité d’inciter les entreprises en ce sens?
PS: C’est la grande question. Comment pouvons-nous développer une volonté politique en ce sens? Le récent rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat est un appel à l’action. Le GIEC nous a demandé de changer notre façon de vivre et de faire des affaires si nous voulons éviter une hausse des températures de 1,5 degré Celsius. Le rapport note que le développement durable est essentiel et que la justice et l’équité sociales [doivent être au cœur] des voies de développement résilient au changement climatique. […] Ici au Canada, nous devons réfléchir à la manière dont les entreprises extractives contribuent directement au changement climatique, en particulier le pétrole, le gaz et le charbon, mais aussi comment elles y contribuent indirectement. Nombre d’entre elles fonctionnent de manière non durable, en raison de leurs impacts sur l’environnement et sur les droits de la personne tant auprès des individus que des communautés.
N: Quelle serait la première bonne étape pour assurer une meilleure responsabilité des entreprises?
PS: La première étape pour le Canada serait d’adopter un cadre législatif complet qui obligerait les entreprises à respecter les droits de la personne et à mener des vérifications internes à cet égard. Ce cadre devrait être supervisé par un organe de surveillance indépendant. Il devrait également inclure une gamme de mécanismes incitatifs – nous en avons déjà parlé. Nous devons aussi établir la responsabilité de la société mère, voire de l’entreprise, devant les tribunaux canadiens lorsque des droits de la personne sont violés à l’étranger, ainsi que peut-être certaines obligations de déclaration. Enfin, lorsque des entreprises se livrent ou se rendent complices d’activités criminelles – comme l’esclavage, la torture, le travail forcé […] –, nous avons besoin de sanctions pénales pour permettre la poursuite des entreprises et des hauts responsables pour les décisions qui ont conduit à de tels comportements.